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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

morato[1], et l’Arétin, son Orlandino[2], et l’Arioste, son Orlando furioso[3]. Toujours Roland, partout Roland ! Ah ! je le

  1. M. G. Paris, (l. I, p. 198) rapproche le Mambriano, œuvre de Francesco Bello, de l’Orlando innamorato dont la première édition parut à Venise en 1486.
  2. Sans date : « Stampato nella stampa pel maestro della stampa dentri de la citta, in casa e non defuora, nel mille… vallo cercha. »
  3. La première édition est de 1516. ═ Dans toute cette Introduction nous nous sommes attaché à faire « de l’Art comparé ». Nous avons dans ce but voulu offrir à nos lecteurs toute une série de fragments littéraires de toutes les époques et de toutes les langues, dont Roland fut le héros et que l’on pût facilement comparer l’un avec l’autre. Il nous est nécessaire, à ce point de vue, de citer ici un passage de l’Orlando furioso, afin de montrer comment l’Arioste a compris son héros. (Cf. dans notre vieux poëme, les vers 1320-1337, qui sont un récit de combat.)
       I. Quel frein assez puissant, quels nœuds de fer, quelle chaîne de diamant même (s’il en existait) pourraient contenir dans de justes mesures la colère de toute âme sensible et l’empêcher de passer les bornes prescrites, lorsqu’elle voit la violence ou la ruse attaquer la vie ou l’honneur de l’objet auquel elle est liée par le plus ferme attachement ?
       II. Et, si l’impétuosité de ses transports l’entraîne à des actions cruelles et inhumaines, elle est bien digne d’excuses, puisqu’alors elle n’est plus soumise à l’empire de la raison. Lorsque Achille vit Patrocle sous des armes empruntées ensanglanter les chemins, ce ne fut pas assez pour sa fureur de donner la mort à celui qui l’avait donnée à son ami : il fallut encore qu’il le traînât à son char et lui fit mille outrages.
       VI. C’est donc à bien juste titre qu’un courroux soudain s’empara du cœur de Roland, lorsqu’il vit celui qui lui fut si cher, Brandimart, renversé mort sur la terre par l’horrible coup que le roi Gradasse lui avait donné.
       VII. Tel que le berger nomade qui voit fuir en se glissant le serpent dont la dent venimeuse a fait périr son jeune fils jouant sur le sable, et qui saisit son bâton pour assouvir sa rage et son courroux : tel et avec autant de fureur le chevalier d’Angers empoigne son épée, la plus tranchante qu’il y ait au monde. Le premier qu’il rencontra fut le roi Agramant.
       VIII. Ce prince tout sanglant, privé de son épée, n’ayant plus que la moitié de son écu, son casque delacé, blessé en plus d’endroits que je ne l’ai dit encore, s’était arraché des mains de Brandimart, comme un épervier qui s’échappe demi-mort des serres d’un vautour après avoir payé de sa queue son avidité et son imprudence. Roland arrive sur lui, et le frappe précisément à l’endroit où la tête se joint avec le buste.
       IX. Son heaume entr’ouvert laissait son cou sans défense : il fut tranché net comme un roseau. La tête tombe, et le tronc inanimé du souverain de la Libye va faire au loin sur le sable son dernier mouvement. Son âme se précipite vers le fleuve où Caron l’entraîne dans sa barque, à l’aide de son crochet recourbé. Roland, sans s’arrêter davantage auprès de lui, Balizarde à la main, court au roi de Séricane.
       X. Lorsque Gradasse vit tomber la tête d’Agramant séparée de son buste, il sentit (ce qui ne lui était jamais arrivé jusqu’alors) l’épouvante dans son cœur et le trouble sur son visage. Présageant son malheur, dès l’arrivée du Comte il semblait déjà vaincu, et, quand le coup mortel descendit sur sa tête, il ne fit aucun mouvement pour se défendre.
       XI. Roland le frappa dans le flanc droit, au-dessous de la dernière côte, et le fer plongé dans son corps, baigné de son sang jusqu’à la garde, sortit par le côté gauche, de la longueur d’un palme. Ce coup, qui donna la mort au plus redoutable chevalier de la secte païenne, prouva bien qu’il partait de la main du plus grand, du plus brave guerrier de l’univers.
      XII. Peu joyeux d’une pareille victoire, le Paladin quitte promptement la selle, et, le