Page:Gautier - Le Paravent de soie et d’or, 1904.djvu/24

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
10
LE PARAVENT DE SOIE ET D’OR

de nous-mêmes, reprit Lée-Line ; en nous asservissant, ils avaient délivré notre esprit de l’ignorance, ils étaient les créateurs de notre âme. Le flot qui nous avait submergés roulait toutes les merveilles : la poésie, la musique, tous les arts, l’écriture, la science, les rites ! Voir s’y mêler une vase putride et empoisonnée ! Quel désastre ! Mais cela seul ne m’eût pas terrassé… Une autre douleur plus profonde !…

— Une autre douleur ?…

— Je parle pour t’obéir, dit Lée-Line, il faudra oublier mes paroles et ne pas s’en courroucer.

— J’oublierai !

Le prince détourna ses regards et dit d’une voix plus sourde :

— Ton père annonça qu’il avait élu pour son gendre un homme de noble race, aimé du peuple : l’illustre Khisak !… Cette nouvelle tomba sur moi comme la foudre. Je fus l’arbre brûlé jusqu’aux racines, encore debout cependant. Achever de mourir, je ne voulais plus que cela. C’était facile ; je n’avais qu’à tendre la gorge, désapprouver d’un geste ou d’un mot les actes du tyran, et le glaive tombait sur moi. Hélas ! j’eus peur de l’éternité !… On m’avait enseigné que les maux du corps finissent avec la vie, mais que les peines morales, notre âme les emporte, pour en souffrir encore dans le temps sans fin. La cruauté de ma douleur m’épouvanta, m’éclaira le danger : la crainte de mourir, avant