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le second rang du collier

Il cherchait à nous armer pour la vie, en nous détournant des « niaiseries sentimentales », comme il nous disait, des coups de tête absurdes, qui vous jettent dans des aventures, dont toute l’existence se ressent. Le malheur est qu’il est difficile de démêler, tout d’abord, quel rôle vous convient le mieux, sur le théâtre du monde, que l’on se trompe le plus souvent, qu’au lieu de prendre la route qui vous mènerait à tout, on s’engage dans le sentier qui vous conduit à rien. D’après lui, nous étions des créatures de luxe. En dépit d’une éducation décousue, et dans un milieu où l’on nous surveillait d’une façon intermittente et plutôt vague, nous avions su nous affiner toutes seules et, par une instinctive réaction contre la liberté trop large, garder une attitude réservée et fière, très louable. L’événement le plus à redouter pour nous, c’était un mariage médiocre — « une chaumière et un cœur » — qui nous dépayserait complètement et nous serait funeste. Nous menions, sans nous en douter peut-être, une vie de choix, inaccessible à de beaucoup plus riches : l’élite du monde fréquentait chez nous, nous étions de toutes les inaugurations, de toutes les fêtes de l’art ; nous assistions aux premières représentations de tous les théâtres, dans les plus belles loges… Et il nous faisait un tableau très noir de la vie étroite, du logis encombré, de la marmaille criarde et mal tenue, du terre à terre de tous les instants, où le miel de l’amour a vite