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le second rang du collier

— Et cela n’eût pas infirmé sa valeur, dit mon père qui reprend le journal et l’emporte pour le montrer à ma mère.

Huit jours après, je reçus de Baudelaire la lettre suivante :


Mademoiselle,

J’ai trouvé récemment chez un de mes amis votre article, dans le Moniteur du 29 mars, dont votre père m’avait quelque temps auparavant communiqué les épreuves. Il vous a sans doute raconté l’étonnement que j’éprouvai en les lisant. Si je ne vous ai pas écrit tout de suite pour vous remercier, c’est uniquement par timidité. Un homme peu timide par nature peut être mal à l’aise devant une belle jeune fille, même quand il l’a connue toute petite, — surtout quand il reçoit d’elle un service, — et il peut craindre, soit d’être trop respectueux et trop froid, soit de la remercier avec trop de chaleur.

Ma première impression, comme je l’ai dit, a été l’étonnement, — impression toujours agréable d’ailleurs. — Ensuite, quand il ne m’a plus été permis de douter, j’ai éprouvé un sentiment difficile à exprimer, composé moitié de plaisir d’avoir été si bien compris, moitié de joie de voir qu’un de mes plus vieux et de mes plus chers amis avait une fille vraiment digne de lui.

Dans votre analyse si correcte d’Eurêka, vous avez fait ce qu’à votre âge je n’aurais peut-être pas su faire, et ce qu’une foule d’hommes très mûrs, et se disant lettrés, sont incapables de faire. Enfin vous m’avez prouvé ce que j’aurais volontiers jugé impossible, c’est qu’une jeune fille peut trouver dans les livres des amusements sérieux, tout à fait différents de ceux si bêtes et si vulgaires qui remplissent la vie de toutes les femmes.

Si je ne craignais pas encore de vous offenser en médisant de votre sexe, je vous dirais que vous m’avez contraint à douter moi-même de vilaines opinions que je me suis forgées à l’égard des femmes en général.

Ne vous scandalisez pas de ces compliments, si bizarrement mêlés de malhonnêtetés : je suis arrivé à un âge où