Aller au contenu

Page:Gautier - Le capitaine Fracasse, tome 1.djvu/201

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
193
CHEZ MONSIEUR LE MARQUIS.

miration du plus humble berger ; c’est le sort des hautes perfections comme la vôtre de ne pouvoir être aimées que par des inférieurs, car elles n’ont point d’égales sur la terre : elles en ont à peine aux cieux. Je ne suis, hélas ! qu’un pauvre comédien de province, mais quand même je serais duc ou prince, comblé de tous les dons de la fortune, ma tête n’atteindrait pas vos pieds, et il y aurait tout de même entre votre splendeur et mon néant la distance du sommet à l’abîme. Pour ramasser un cœur, il faudra toujours que vous vous baissiez. Le mien est, j’ose le dire, madame, aussi fier que tendre, et qui ne le repousserait pas trouverait en lui l’amour le plus ardent, la délicatesse la plus parfaite, le respect le plus absolu, et un dévouement sans bornes. D’ailleurs, si une telle félicité m’arrivait, votre indulgence ne descendrait peut-être pas si bas qu’elle se l’imagine. Bien que réduit par le destin adverse et la rancune jalouse d’un grand à cette extrémité de me cacher au théâtre sous le déguisement des rôles, je ne suis pas d’une naissance dont il faille rougir. Si j’osais rompre le secret que m’imposent des raisons d’État, on verrait qu’un sang assez illustre coule en mes veines. Qui m’aimerait ne dérogerait pas. Mais j’en ai déjà trop dit. Je ne serai toujours que le plus humble et le plus prosterné de vos serviteurs, lors même que, par une de ces reconnaissances qui dénouent les tragédies, tout le monde me saluerait comme fils de Roi. Qu’un signe, le plus léger, me fasse comprendre que ma hardiesse n’a pas excité en vous une trop dédaigneuse colère, et j’expirerai sans regret,