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LE CAPITAINE FRACASSE.

voulut rien entendre, disant qu’elle n’acceptait point la bourse sans le cœur et qu’elle aimait mieux que le prince lui fût redevable que non pas elle redevable au prince ; car elle lui avait donné, en sa générosité extrême, ce que jamais il ne lui pourrait rendre. « Rien avant, rien après, » telle était sa devise. Elle continua donc son métier de princesse tragique, mais la mort dans l’âme, et depuis ne fit que languir jusqu’à son trépas, qui ne tarda guère. J’étais alors une fillette de sept ou huit ans ; je jouais les enfants et les amours et autres petits rôles proportionnés à ma taille et à mon intelligence. La mort de ma mère me causa un chagrin au-dessus de mon âge, et je me souviens qu’il me fallut fouetter ce jour-là pour me forcer à jouer un des enfants de Médée. Puis cette grande douleur s’apaisa par les cajoleries des comédiens et comédiennes qui me dorlotaient de leur mieux et comme à l’envi, me mettant toujours quelques friandises en mon petit panier. Le Pédant, qui faisait partie de notre troupe et déjà me semblait aussi vieux et ridé qu’aujourd’hui, s’intéressa à moi, m’apprit la récitation, harmonie et mesure des vers, les façons de dire et d’écouter, les poses, les gestes, physionomies congruentes au discours, et tous les secrets d’un art où il excelle, quoique comédien de province, car il a de l’étude, ayant été régent de collège, et chassé pour incorrigible ivrognerie. Au milieu du désordre apparent d’une vie vagabonde, j’ai vécu innocente et pure, car pour mes compagnons qui m’avaient vue au berceau, j’étais une sœur ou une fille, et pour les godelureaux j’ai bien su d’une mine froide,