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LE CAPITAINE FRACASSE.

ladins régnant assez par les morales relâchées du temps. Sérafine disait que si elle était une de ces dames, elle ferait donner les étrivières au Léandre pour son impertinence et son indiscrétion ; et Isabelle jurait par badinerie que s’il n’était pas plus modeste, elle ne l’épouserait pas à la fin de la pièce. Sigognac, quoique la male honte le tînt à la gorge, et qu’il n’en laissât sortir que des phrases embrouillées, admirait fort l’Isabelle, et ses yeux parlaient pour sa bouche. La jeune fille s’était aperçue de l’effet qu’elle produisait sur le jeune baron, et lui répondait par quelques regards langoureux, au grand déplaisir du Tranche-montagne, secrètement amoureux de cette beauté, quoique sans espoir, vu son emploi grotesque. Un autre plus adroit et plus audacieux que Sigognac eût poussé sa pointe ; mais notre pauvre Baron n’avait point appris les belles manières de la cour dans son castel délabré, et quoiqu’il ne manquât ni de lettres ni d’esprit, il paraissait en ce moment assez stupide.

Les dix flacons avaient été religieusement vidés, et le Pédant renversa le dernier, en faisant rubis sur l’ongle ; ce geste fut compris par le Matamore, qui descendit à la charrette chercher d’autres bouteilles. Le Baron, quoiqu’il fût déjà un peu gris, ne put s’empêcher de porter à la santé des princesses un rouge-bord qui l’acheva.

Le Pédant et le Tyran buvaient en ivrognes émérites qui, s’ils ne sont jamais tout à fait de sang-froid, ne sont non plus jamais tout à fait ivres ; le Tranche-montagne était sobre à la façon espagnole, et eût vécu