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LE CAPITAINE FRACASSE.

son solitaire et découvrait ses dents jusqu’aux gencives ; il ne produisait plus d’effet, et il eût pensé enrager de dépit, si la Dama tapada n’eût été à son poste, le couvant du regard, répondant aux clins d’yeux qu’il lui adressait par de petits coups d’éventail sur le bord de la loge et autres signes d’intelligence amoureuse. Sa récente bonne fortune versait du baume sur cette petite plaie d’amour-propre, et les plaisirs que la nuit lui promettait le consolaient de ne pas être l’astre de la soirée.

Les comédiens revinrent à l’auberge, et Sigognac reconduisit Isabelle jusqu’à sa chambre, où la jeune actrice, contre son habitude, le laissa entrer. Une femme de chambre alluma une chandelle, remit du bois au feu, et se retira discrètement. Quand la portière fut retombée, Isabelle prit la main de Sigognac qu’elle serra avec plus de force qu’on n’aurait pu en supposer à ces doigts frêles et délicats, et d’un ton de voix que l’émotion altérait, elle lui dit :

« Jurez de ne plus vous battre pour moi. Jurez-le, si vous m’aimez comme vous le dites.

— C’est un serment que je ne puis faire, dit le Baron ; si quelque audacieux ose vous manquer de respect, je le châtierai, certes, comme je le dois, fût-il duc, fût-il prince.

— Songez, reprit Isabelle, que je ne suis qu’une pauvre comédienne, exposée aux affronts du premier venu. L’opinion du monde, trop justifiée, hélas ! par les mœurs du théâtre, est que toute actrice se double d’une courtisane. Quand une femme a mis le pied sur