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ORTIES ET TOILES D’ARAIGNÉE.

les ciguës avaient grandi dans la cour, l’herbe qui encadrait les pavés était plus haute ; une branche d’arbre, n’arrivant jadis qu’à la fenêtre de la cuisine, y poussait maintenant un jet feuillu par la maille d’un carreau cassé. C’était tout ce qu’il y avait de nouveau.

Malgré lui, Sigognac se sentait repris par ce milieu. Ses anciennes pensées lui revenaient en foule ; et il se perdait en des rêveries silencieuses que respectait Pierre et que n’osaient troubler Miraut et Béelzébuth par des caresses intempestives. Tout ce qui s’était passé ne lui faisait plus l’effet que d’aventures qu’il aurait lues dans un livre et dont le souvenir lui serait vaguement resté. Le capitaine Fracasse, déjà effacé à demi, ne lui apparaissait plus dans le lointain que comme un pâle spectre émané et détaché à tout jamais de lui-même. Son combat avec Vallombreuse ne se dessinait en sa mémoire que sous forme d’une gesticulation bizarre à laquelle sa volonté était demeurée étrangère. Aucune des actions accomplies pendant cette période ne lui semblait tenir à lui, et son retour au château avait rompu les fils qui les rattachaient à sa vie. Seul son amour pour Isabelle ne s’était pas envolé, et il le retrouvait toujours vivace en son cœur, mais plutôt encore comme une aspiration de l’âme que comme une passion réelle, puisque celle qui en était l’objet ne pouvait plus lui appartenir. Il comprenait que la roue de son char un moment lancé sur une autre route était retombée dans son ornière fatale, et il s’y résignait avec un accablement tran-