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les cruautés de l’amour

matelots eurent grand’peine à contenir l’impatience des passagers qui voulaient, tous ensemble, entrer dans les chaloupes, et à les empêcher de se noyer. La mer, encore mauvaise, rendait assez difficiles les opérations du débarquement et de l’embarquement, d’autant plus qu’il était urgent de les accomplir en toute diligence, car notre navire pouvait sombrer d’un moment à l’autre. Enfin, le transport fut effectué, et le paquebot anglais continua son chemin. L’Imogène, démâtée, brisée, à moitié submergée, flottait à la merci du vent et des flots, et j’étais seul dans le navire abandonné.

Seul, non. Un gros anglais, milord Campbell, très flegmatique d’ordinaire et qui, depuis sept jours, dînait prodigieusement en face de moi, sortit de l’escalier des cabines avec une précipitation qui, de sa part, m’étonna ; il était d’ailleurs dans une tenue irréprochable.

— Oh ! oh ! dit-il, en se rendant compte de la situation, il est peut-être trop tard.

Cependant, sans hésiter, il se jeta à l’eau.

La mer était houleuse. Le paquebot anglais était déjà bien loin. Je considérais la noyade de milord Campbell comme absolument infaillible.

Tel fut le dernier incident de mon rêve. Le froid incisif et mouillé qui me glaçait sous ma cou-