Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/142

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drait au moins douze exemplaires ; de la surface au fond, il chercha quel motif on donnerait à sa mort dans les journaux. Il faisait très-beau ; les rayons du soleil, pénétrant la masse d’eau qui roulait au-dessus de lui, la rendaient blonde comme une topaze, et permettaient de distinguer le lit de la rivière, tout semé de clous, de tessons et de vaisselle cassée. Rodolphe voyait les goujons filer à côté de lui et frétiller de la queue ; il entendait la grande voix de la Seine bourdonner à son oreille. Cette réflexion lui vint alors, qu’étant aussi bien fait de sa personne qu’il l’était, il ne pouvait manquer d’être un très-joli cadavre et de produire une grande sensation à la Morgue. Il lui semblait déjà entendre les ah ! et les oh ! des sensibles commères du quartier : « Il a la peau bien blanche ! et cette poitrine, et cette jambe d’officier ! quel dommage ! » et autre menues exclamations ; ce qui le rendait tout aise au fond de la rivière. Cependant le manque d’air commençait à lui comprimer les poumons et à lui causer une douleur abominable ; il n’y tint plus, et, oubliant l’opprobre qu’il y avait à revenir sur une terre où l’on avait été vu en bonnet de coton, il donna du pied contre le fond, et partit avec la rapidité d’une flèche. Le dôme de cristal allait s’éclaircissant de plus en plus ; en deux ou trois mouvements Rodolphe atteignit le niveau du fleuve, et put respirer à son aise.

Une foule immense couvrait les quais : « Le voilà ! le voilà ! » cria-t-on de toutes parts. Rodolphe, qui