Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/381

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bles pour moi, qui avais été élevé dans l’amour de la ligne pure et dans la crainte de la couleur. Les mots dont ils se servaient pour apprécier le mérite de certains tableaux étaient vraiment bizarres. « Quelle superbe chose ! s’écriait le jeune homme à tournure anversoise ; comme c’est tripoté ! comme c’est torché ! quel ragoût ! quelle pâte ! quel beurre ! il est impossible d’être plus chaud et plus grouillant. » Je crus d’abord qu’il s’agissait de préparations culinaires ; mais je reconnus mon erreur, et je vis qu’il était question du tableau de M.***, dont le jeune peintre à barbiche blonde se posait l’admirateur passionné. On parlait avec un mépris parfait des gens que j’avais jusque-là respectés à l’égal des dieux, et mon maître en particulier était traité comme le dernier des rapins. Enfin, l’on m’aperçut dans le coin où je m’étais tapi comme un cerf acculé, tenant un coussin sous chaque bras pour me donner une contenance, et l’on me força à prendre une part active à la conversation. Je suis, je l’avoue, un médiocre orateur, et je fus battu à plate couture. On pluma sans pitié mes ailes d’ange, on contamina de punch et de sophismes ma blanche robe séraphique et, le lendemain, le peintre à paletot de velours noir vint me prendre et me conduisit à la galerie du Louvre, dont je n’avais jamais osé dépasser la première salle : je me hasardai à jeter un regard sur les toiles de Rubens, qui m’avaient jusqu’alors été interdites avec la plus inflexible sévérité ; ces cascades de chairs blanches saupoudrées