Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/65

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Tout à coup elle tourna du côté du vieux gentilhomme ; ses pions avançaient avec une inconcevable rapidité, sans qu’Onuphrius, malgré tous les efforts qu’il faisait, pût y apporter aucun obstacle. Préoccupé qu’il était d’idées diaboliques, cela ne lui parut pas naturel ; il redoubla donc d’attention, et finit par découvrir, à côté du doigt dont il se servait pour remuer ses pions, un autre doigt maigre, noueux, terminé par une griffe (que d’abord il avait pris pour l’ombre du sien), qui poussait ses dames sur la ligne blanche, tandis que celles de son adversaire défilaient processionnellement sur la ligne noire. Il devint pâle, ses cheveux se hérissèrent sur sa tête. Cependant il remit ses pions en place, et continua de jouer. Il se persuada que ce n’était que l’ombre, et, pour s’en convaincre, il changea la bougie de place : l’ombre passa de l’autre côté, et se projeta en sens inverse ; mais le doigt à griffe resta ferme à son poste, déplaçant les dames d’Onuphrius, et employant tous les moyens pour le faire perdre.

D’ailleurs, il n’y avait aucun doute à avoir, le doigt était orné d’un gros rubis. Onuphrius n’avait pas de bague.

— Pardieu ! c’est trop fort ! s’écria-t-il en donnant un grand coup de poing dans le damier et en se levant brusquement ; vieux scélérat ! vieux gredin !

M. de ***, qui le connaissait d’enfance et qui attribuait cette algarade au dépit d’avoir perdu, se mit