ne regrettai pas d’avoir perdu mon corps. Le Louvre m’apparut blanc et noir, son fleuve à ses pieds, ses jardins verts à l’autre bout. La foule s’y portait ; il y avait exposition : j’entrai. Les murailles flamboyaient diaprées de peintures nouvelles, chamarrées de cadres d’or richement sculptés. Les bourgeois allaient, venaient, se coudoyaient, se marchaient sur les pieds, ouvraient des yeux hébétés, se consultaient les uns les autres comme des gens dont on n’a pas encore fait l’avis, et qui ne savent ce qu’ils doivent penser et dire. Dans la grand’salle, au milieu des tableaux de nos jeunes grands maîtres, Delacroix, Ingres, Decamps, j’aperçus mon tableau, à moi : la foule se serrait autour, c’était un rugissement d’admiration ; ceux qui étaient derrière et ne voyaient rien criaient deux fois plus fort : Prodigieux ! prodigieux ! Mon tableau me sembla à moi-même beaucoup mieux qu’auparavant, et je me sentis saisi d’un profond respect pour ma propre personne. Cependant, à toutes ces formules admiratives se mêlait un nom qui n’était pas le mien ; je vis qu’il y avait là-dessous quelque supercherie. J’examinai la toile avec attention : un nom en petits caractères rouges était écrit à l’un de ses coins. C’était celui d’un de mes amis qui, me voyant mort, ne s’était pas fait scrupule de s’approprier mon œuvre. « Oh ! alors, que je regrettai mon pauvre corps ! Je ne pouvais ni parler, ni écrire ; je n’avais aucun moyen de réclamer ma gloire et de démasquer l’infâme plagiaire. Le cœur navré, je me reti-
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