Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/93

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L’histoire de Pierre Schlemil, dont le diable avait pris l’ombre ; celle de la nuit de Saint-Sylvestre, où un homme perd son reflet, lui revinrent en mémoire ; il s’obstinait à ne pas voir son image dans les glaces et son ombre sur le plancher, chose toute naturelle, puisqu’il n’était qu’une substance impalpable ; on avait beau le frapper, le pincer, pour lui démontrer le contraire, il était dans un état de somnambulisme et de catalepsie qui ne lui permettait pas de sentir même les baisers de Jacintha.

La lumière s’était éteinte dans la lampe ; cette belle imagination, surexcitée par des moyens factices, s’était usée en de vaines débauches ; à force d’être spectateur de son existence, Onuphrius avait oublié celle des autres, et les liens qui le rattachaient au monde s’étaient brisés un à un.

Sorti de l’arche du réel, il s’était lancé dans les profondeurs nébuleuses de la fantaisie et de la métaphysique ; mais il n’avait pu revenir avec le rameau d’olive ; il n’avait pas rencontré la terre sèche où poser le pied et n’avait pas su retrouver le chemin par où il était venu ; il ne put, quand le vertige le prit d’être si haut et si loin, redescendre comme il l’aurait souhaité, et renouer avec le monde positif. Il eût été capable, sans cette tendance funeste, d’être le plus grand des poëtes ; il ne fut que le plus singulier des fous. Pour avoir trop regardé sa vie à la loupe, car son fantastique, il le prenait presque toujours dans les événements ordinaires, il lui arriva ce qui arrive à ces gens qui aperçoivent, à l’aide