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une table spéciale, où ils venaient s’asseoir lorsque les étrangers de la table d’hôte en étaient au rôti, et on leur servait les plats déjà froids.

Les convives de M. Duplanchet, qui s’étaient augmentés récemment d’une nombreuse famille américaine, observaient avec curiosité les malheureux acteurs très-gênés dans leur piteuse toilette, parlant bas et riant discrètement.

L’étoile de la troupe était une femme d’une quarantaine d’années, pâle, d’une figure assez distinguée, mais marquée de la petite vérole. Née tragédienne, les hasards de la scène avaient modifié sa vocation, et elle remplissait les rôles d’ingénue, de mère noble ou de grande coquette, selon les besoins du directeur. Résignée et douce, sans orgueil, elle se disait cependant que, si une occasion — qui n’était jamais venue — lui eût permis de se faire entendre à Paris, elle eût été appréciée. On l’appelait Héléna Richard. Elle était grosse de sept mois.

Son mari, plus jeune qu’elle, l’avait épousée par amour ; ils réunissaient leur misère et s’aidaient mutuellement à la supporter ; mais l’enfant qui leur venait créait pour eux un souci nouveau. Hippolyte Richard était grand, maigre, osseux ; sa barbe rude, soigneusement rasée, bleuissait son menton et ses joues creuses. Il avait un tempérament de comique ; mais il jouait aussi les jeunes premiers et les traîtres. La troupe n’étant pas nombreuse, il fallait se multiplier.

Une grosse petite femme blonde, aux cheveux