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Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/112

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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

J’ai attendu vainement une minute pareille, et j’en ai sans succès provoqué le retour. Nous avons été bien souvent nous promener à cheval dans l’allée du bois, par de beaux couchers de soleil ; les arbres avaient la même verdure, les oiseaux chantaient la même chanson, mais nous trouvions le soleil terne, le feuillage jauni : le chant des oiseaux nous paraissait aigre et discordant, l’harmonie n’était plus en nous. Nous avons mis nos chevaux au pas, et nous avons essayé le même baiser. — Hélas ! nos lèvres seules se joignaient, et ce n’était que le spectre de l’ancien baiser. — Le beau, le sublime, le divin, le seul vrai baiser que j’aie donné et reçu en ma vie était envolé à tout jamais. — Depuis ce jour-là je suis toujours revenu du bois avec un fond de tristesse inexprimable. — Rosette, toute gaie et folâtre qu’elle soit habituellement, ne peut échapper à cette impression, et sa rêverie se trahit par une petite moue délicatement plissée qui vaut au moins son sourire.

Il n’y a guère que la fumée du vin et le grand éclat des bougies qui me puissent faire revenir de ces mélancolies-là. Nous buvons tous les deux comme des condamnés à mort, silencieusement et coup sur coup, jusqu’à ce que nous ayons atteint la dose qu’il nous faut ; alors nous commençons à rire et à nous moquer du meilleur cœur de ce que nous appelons notre sentimentalité.

Nous rions, — parce que nous ne pouvons pleurer. — Ah ! qui pourra faire germer une larme au fond de mon œil tari ?

Pourquoi ai-je eu tant de plaisir ce soir-là ? Il me serait bien difficile de le dire. J’étais pourtant le même homme, Rosette la même femme. Ce n’était pas la première fois que je me promenais à cheval, ni elle non plus. Nous avions déjà vu se coucher le soleil, et ce spec-