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MADEMOISELLE DE MAUPIN.
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qu’il m’a fallu souffrir pour arriver où j’en suis. — Étant sûre de ne jamais appartenir à celui que je préférais entre tous, je me suis laissée aller au courant, je n’ai pas pris la peine de défendre un corps qui ne pouvait être à vous. — Pour mon cœur, personne ne l’a eu et ne l’aura jamais. — Il est à vous, quoique vous l’ayez brisé ; — et, différente de la plupart des femmes qui se croient honnêtes, pourvu qu’elles n’aient pas passé d’un lit dans un autre, quoique j’aie prostitué ma chair, j’ai toujours été fidèle d’âme et de cœur à votre pensée. — Au moins, j’aurai fait quelques heureux, j’aurai envoyé danser autour de quelques chevets de blanches illusions. J’ai trompé innocemment plus d’un noble cœur ; j’ai été si misérable d’être rebutée par vous que j’ai toujours été épouvantée à l’idée de faire subir un pareil supplice à quelqu’un. — C’est le seul motif de bien des aventures qu’on a attribuées à un pur esprit de libertinage ! — Moi ! du libertinage ! Ô monde ! — Si vous saviez, Théodore, combien il est profondément douloureux de sentir qu’on a manqué sa vie, que l’on a passé à côté de son bonheur, de voir que tout le monde se méprend sur votre compte et qu’il est impossible de faire changer l’opinion qu’on a de vous, que vos plus belles qualités sont tournées en défaut, vos plus pures essences en noirs poisons, qu’il n’a transpiré de vous que ce que vous aviez de mauvais ; d’avoir trouvé les portes toujours ouvertes pour vos vices et toujours fermées pour vos vertus, et de n’avoir pu amener à bien, parmi tant de ciguës et d’aconits, un seul lis ou une seule rose ! vous ne savez pas cela, Théodore.

Théodore.

Hélas ! hélas ! ce que vous dites là, Rosette, est l’histoire de tout le monde ; la meilleure partie de nous est