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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Il faut que Théodore soit une femme déguisée ; la chose est impossible autrement. — Cette beauté excessive, même pour une femme, n’est pas la beauté d’un homme, fût-il Antinoüs, l’ami d’Adrien ; fût-il Alexis, l’ami de Virgile. — C’est une femme, parbleu, et je suis bien fou de m’être ainsi tourmenté. De la sorte tout s’explique le plus naturellement du monde, et je ne suis pas aussi monstre que je le croyais.

Est-ce que Dieu mettrait ainsi des franges de soie si longues et si brunes à de sales paupières d’homme ? Est-ce qu’il teindrait de ce carmin si vif et si tendre nos vilaines bouches lippues et hérissées de poils ? Nos os taillés à coups de serpe et grossièrement emmanchés ne valent point qu’on les emmaillote d’une chair aussi blanche et aussi délicate ; nos crânes bossués ne sont point faits pour être baignés des flots d’une si admirable chevelure.

— Ô beauté ! nous ne sommes créés que pour t’aimer et t’adorer à genoux, si nous t’avons trouvée, pour te chercher éternellement à travers le monde, si ce bonheur ne nous a pas été donné ; mais te posséder, mais être nous-mêmes toi, cela n’est possible qu’aux anges et aux femmes. Amants, poëtes, peintres et sculpteurs, nous cherchons tous à t’élever un autel, l’amant dans sa maîtresse, le poëte dans son chant, le peintre dans sa toile, le sculpteur dans son marbre ; mais l’éternel désespoir, c’est de ne pouvoir faire palpable la beauté que l’on sent et d’être enveloppé d’un corps qui ne réalise point l’idée du corps que vous comprenez être le vôtre.

J’ai vu autrefois un jeune homme qui m’avait volé la forme que j’aurais dû avoir. Ce scélérat était juste comme j’aurais voulu être. Il avait la beauté de ma laideur, et à côté de lui j’avais l’air de son ébauche. Il