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Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/242

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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Notre vie n’est pas une vie, c’est une espèce de végétation comme celle de la mousse et des fleurs ; l’ombre glaciale de la tige maternelle flotte autour de nous, pauvres boutons de rose étouffés qui n’osons pas nous ouvrir. Notre affaire principale, c’est de nous tenir bien droites, bien corsées, bien busquées, l’œil convenablement baissé, et de surpasser en immobilité et en roideur les mannequins et les poupées à ressorts.

Il nous est défendu de prendre la parole, de nous mêler à la conversation autrement que pour répondre oui et non, si l’on nous interroge. Aussitôt que l’on veut dire quelque chose d’intéressant, l’on nous renvoie étudier notre harpe ou notre clavecin, et nos maîtres de musique ont tous soixante ans pour le moins et prennent horriblement de tabac. Les modèles suspendus dans nos chambres sont d’une anatomie très-vague et très-esquivée. Les dieux de la Grèce, pour se présenter dans un pensionnat de demoiselles, ont soin préalablement d’acheter à la friperie de très-amples carricks et de se faire graver au pointillé, ce qui leur donne l’air de portiers ou de cochers de fiacre, et les rend peu propres à nous enflammer l’imagination.

À force de vouloir nous empêcher d’être romanesques, l’on nous rend idiotes. Le temps de notre éducation se passe non pas à nous apprendre quelque chose, mais à nous empêcher d’apprendre quelque chose.

Nous sommes réellement prisonnières de corps et d’esprit ; mais un jeune homme, libre de ses actions, qui sort le matin pour ne rentrer que le matin, qui a de l’argent, qui peut en gagner et en disposer comme il lui plaît, comment pourrait-il justifier l’emploi de son temps ? — quel est l’homme qui voudrait dire à la personne aimée ce qu’il a fait pendant sa journée et pen-