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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Ô Graciosa ! c’est une pensée que je n’ai jamais eue sans terreur : avoir aimé quelqu’un qui n’en était pas digne ! avoir montré son âme toute nue à des yeux impurs, et laissé pénétrer un profane dans le sanctuaire de son cœur ! avoir roulé quelque temps ses flots limpides avec une onde bourbeuse ! — Si parfaitement que l’on se soit séparé, il reste toujours quelque chose de ce limon, et le ruisseau ne peut reprendre sa transparence première.

Penser qu’un homme vous a embrassée et touchée ; qu’il a vu votre corps ; qu’il peut dire : Elle est comme ceci ou comme cela ; elle a tel signe à tel endroit ; elle a telle nuance dans l’âme ; elle rit pour cette chose, et pleure pour celle-ci ; son rêve est ainsi fait ; voici dans mon portefeuille une plume des ailes de sa chimère ; cette bague est tressée avec ses cheveux ; un morceau de son cœur est plié dans cette lettre ; elle me caressait de cette façon, et voici son mot de tendresse habituel !

Ah ! Cléopâtre, je comprends maintenant pourquoi tu faisais tuer, le matin, l’amant avec qui tu avais passé la nuit. — Sublime cruauté, pour qui, autrefois, je n’avais pas assez d’imprécations ! — Grande voluptueuse, comme tu connaissais la nature humaine, et qu’il y a de profondeur dans cette barbarie ! Tu ne voulais pas que nul vivant pût divulguer les mystères de ta couche ; ces mots d’amour, envolés de tes lèvres ne devaient pas être répétés. — Tu gardais ainsi ta pure illusion. L’expérience ne venait pas dépouiller pièce à pièce ce fantôme charmant que tu avais bercé entre tes bras. Tu aimais mieux être séparée de lui par un brusque coup de hache que par un lent dégoût. — Quel supplice, en effet, de voir l’homme que l’on avait choisi mentir à chaque minute à l’idée qu’on s’était faite de lui ; de découvrir dans son caractère mille petitesses qu’on n’y