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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

mes pensées faute d’issues. — Je ne puis rien produire, non par stérilité, mais par surabondance ; mes idées poussent si drues et si serrées, qu’elles s’étouffent et ne peuvent mûrir. — Jamais l’exécution, si rapide et si fougueuse qu’elle soit, n’atteindra à une pareille vélocité : — quand j’écris une phrase, la pensée qu’elle rend est déjà aussi loin de moi que si un siècle se fût écoulé au lieu d’une seconde, et souvent il m’arrive d’y mêler, malgré moi, quelque chose de la pensée qui l’a remplacée dans ma tête.

Voilà pourquoi je ne saurais vivre, — ni comme poëte, ni comme amant. — Je ne puis rendre que les idées que je n’ai plus ; — je n’ai les femmes que lorsque je les ai oubliées et que j’en aime d’autres ; — homme, comment pourrais-je produire ma volonté au jour, puisque, si fort que je me hâte, je n’ai plus le sentiment de ce que je fais, et que je n’agis que d’après une faible réminiscence ?

Prendre une pensée dans un filon de son cerveau, l’en sortir brute d’abord comme un bloc de marbre qu’on extrait de la carrière, la poser devant soi, et du matin au soir, un ciseau d’une main, un marteau de l’autre, cogner, tailler, gratter, et emporter à la nuit une pincée de poudre pour jeter sur son écriture ; voilà ce que je ne pourrai jamais faire.

Je dégage bien en idée la svelte figure du bloc grossier, et j’en ai la vision très-nette ; mais il y a tant d’angles à abattre, tant d’éclats à faire sauter, tant de coups de râpe et de marteau à donner pour approcher de la forme et saisir la juste sinuosité du contour, que les ampoules me viennent aux mains, et que je laisse tomber le ciseau par terre.

Si je persiste, la fatigue prend un degré d’intensité tel, que ma vue intime s’obscurcit totalement, et que je ne saisis plus à travers le nuage du marbre la blanche di-