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Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/322

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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Cette flèche empennée et armée d’une pointe d’or, toujours en l’air et n’arrivant jamais au but, faisait l’effet le plus singulier, était comme un triste et douloureux symbole de la destinée humaine, et plus je la regardais, plus j’y découvrais de sens mystérieux et sinistres. — La chasseresse était là, debout, le pied tendu en avant, le jarret plié, son œil aux paupières de soie tout grand ouvert et ne pouvant plus voir sa flèche déviée de son chemin : elle semblait chercher avec anxiété le phénicoptère aux plumes bigarrées qu’elle voulait abattre et qu’elle s’attendait à voir tomber devant elle percé de part en part. — Je ne sais si c’est une erreur de mon imagination, mais je trouvais à cette figure une expression aussi morne et aussi désespérée que celle d’un poëte qui meurt sans avoir écrit l’ouvrage sur lequel il comptait pour fonder sa réputation, et que le râle impitoyable saisit au moment où il essaye de le dicter.

Je te parle longuement de cette tapisserie, plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la peine ; — mais c’est une chose qui m’a toujours étrangement préoccupée, que ce monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse.

J’aime passionnément cette végétation imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent pas dans la réalité, ces forêts d’arbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’or entre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de Sarrasins.

Lorsque j’étais petite, je n’entrais guère dans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, et j’osais à peine m’y remuer.

Toutes ces figures debout contre la muraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de la lumière prêtent une espèce de vie fantastique, me semblaient