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PRÉFACE.

des passages de son livre avec des passages d’auteurs anciens ou modernes, qui n’y avaient pas le moindre rapport ; on l’accusait, en style de cuisinière, et avec force solécismes, de ne pas savoir sa langue, et de dénaturer le français de Racine et de Voltaire ; on assurait sérieusement que son ouvrage poussait à l’anthropophagie, et que les lecteurs devenaient immanquablement cannibales ou hydrophobes dans le courant de la semaine ; mais tout cela était pauvre, retardataire, faux toupet et fossile au possible. À force d’avoir traîné le long des feuilletons et des articles Variétés, l’accusation d’immoralité devenait insuffisante, et tellement hors de service, qu’il n’y avait plus guère que le Constitutionnel, journal pudique et progressif, comme on sait, qui eût ce désespéré courage de l’employer encore.

L’on a donc inventé la critique d’avenir, la critique prospective. Concevez-vous, du premier coup, comme cela est charmant et provient d’une belle imagination ? La recette est simple, et l’on peut vous la dire. — Le livre qui sera beau et qu’on louera est le livre qui n’a pas encore paru. Celui qui paraît est infailliblement détestable. Celui de demain sera superbe ; mais c’est toujours aujourd’hui. Il en est de cette critique comme de ce barbier qui avait pour enseigne ces mots écrits en gros caractères :

Ici l’on rasera gratis DEMAIN.

Tous les pauvres diables qui lisaient la pancarte se promettaient pour le lendemain cette douceur ineffable et souveraine d’être barbifiés une fois en leur vie sans bourse délier : et le poil en poussait d’aise d’un demi-pied au menton pendant la nuitée qui précédait ce bienheureux jour ; mais, quand ils avaient la serviette au cou, le frater leur demandait s’ils avaient de l’argent, et qu’ils se préparassent à cracher au bassin, sinon qu’il les accommoderait en abatteurs de noix ou en cueilleurs de pommes du Perche ; et il jurait son grand sacredieu qu’il leur trancherait la gorge avec son rasoir, à moins qu’ils ne le payassent, et les pauvres claquedents, tout marmiteux et piteux, d’alléguer la pancarte et la sacro-sainte inscription. — Hé ! hé ! mes petits bedons ! faisait le barbier, vous n’êtes pas grands clercs,