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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

était d’une adresse étonnante et d’une force prodigieuse. Il épuisa toutes les ruses et les feintes de l’escrime pour me toucher. Enragé de ne pouvoir y parvenir, il se découvrit deux ou trois fois ; je n’en voulus pas profiter ; mais il revenait à la charge avec un emportement si acharné et si sauvage que je fus forcée de saisir les jours qu’il me laissait ; et puis ce bruit et ces éclairs tourbillonnants de l’acier m’enivraient et m’éblouissaient. Je ne pensais pas à la mort, je n’avais pas la moindre peur ; cette pointe aiguë et mortelle qui me venait devant les yeux à chaque seconde ne me faisait pas plus d’effet que si je me fusse battue avec des fleurets boutonnés ; seulement j’étais indignée de la brutalité d’Alcibiade, et le sentiment de mon innocence parfaite augmentait encore cette indignation. Je voulais seulement lui piquer le bras ou l’épaule pour lui faire tomber son épée des mains, car j’avais essayé vainement de la lui faire sauter. — Il avait un poignet de fer, et le diable ne le lui eût pas fait bouger.

Enfin il me porta une botte si vive et si à fond, que je ne pus la parer qu’à demi ; ma manche fut traversée, et je sentis le froid du fer sur mon bras ; mais je ne fus pas blessée. À cette vue, la colère me prit, et, au lieu de me défendre, j’attaquai à mon tour ; — je ne songeai plus que c’était le frère de Rosette, et je fondis sur lui comme si c’eût été mon ennemi mortel. Profitant d’une fausse position de son épée, je lui poussai une flanconade si bien liée que je l’atteignis au côté : il fit ho ! et tomba en arrière.

Je le crus mort, mais il n’était réellement que blessé, et sa chute provenait d’un faux pas qu’il avait fait en essayant de rompre. — Je ne puis t’exprimer, Graciosa, la sensation que j’éprouvai ; certes, ce n’est pas une réflexion difficile à faire qu’en frappant de la chair avec