Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
35
PRÉFACE.

viennent impossibles, au grand malheur des peuples, qui sacrifient leur bien-être au pauvre plaisir de lire, tous les matins, quelques mauvaises feuilles de mauvais papier, barbouillées de mauvaise encre et de mauvais style. Il n’y avait point de critique d’art sous Jules II, et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel de Volterre, Sébastien del Piombo, Michel-Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti delle Porte, ni sur Benvenuto Cellini ; et cependant je pense que, pour des gens qui n’avaient point de journaux, qui ne connaissaient ni le mot art ni le mot artistique, ils avaient assez de talent comme cela, et ne s’acquittaient point trop mal de leur métier. La lecture des journaux empêche qu’il n’y ait de vrais savants et de vrais artistes ; c’est comme un excès quotidien qui vous fait arriver énervé et sans force sur la couche des Muses, ces filles dures et difficiles qui veulent des amants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre, comme le livre a tué l’architecture, comme l’artillerie a tué le courage et la force musculaire. On ne se doute pas des plaisirs que nous enlèvent les journaux. Ils nous ôtent la virginité de tout ; ils font qu’on n’a rien en propre, et qu’on ne peut posséder un livre à soi seul ; ils vous ôtent la surprise du théâtre, et vous apprennent d’avance tous les dénouements ; ils vous privent du plaisir de papoter, de cancaner, de commérer et de médire, de faire une nouvelle ou d’en colporter une vraie pendant huit jours dans tous les salons du monde. Ils nous entonnent, malgré nous, des jugements tout faits, et nous préviennent contre des choses que nous aimerions ; ils font que les marchands de briquets phosphoriques, pour peu qu’ils aient de la mémoire, déraisonnent aussi impertinemment littérature que des académiciens de province ; ils font que, toute la journée, nous entendons, à la place d’idées naïves ou d’âneries individuelles, des lambeaux de journal mal digérés qui ressemblent à des omelettes crues d’un côté et brûlées de l’autre, et qu’on nous rassasie impitoyablement de nouvelles vieilles de trois ou quatre heures, et que les enfants à la mamelle savent déjà ; ils nous émoussent le goût, et nous rendent pareils à ces buveurs d’eau-de-vie poivrée, à ces avaleurs de limes et de râpes, qui ne trouvent plus aucune saveur aux vins les plus