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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Sous ce linceul d’ennui nonchalant et affaissé dont je t’ai parlé tout à l’heure remue parfois une pensée plutôt engourdie que morte, et je n’ai pas toujours le calme doux et triste que donne la mélancolie. — J’ai des rechutes et je retombe dans mes anciennes agitations. Rien n’est fatigant au monde comme ces tourbillons sans motif et ces élans sans but. — Ces jours-là, quoique je n’aie rien à faire non plus que les autres, je me lève de très-grand matin, avant le soleil, tant il me semble que je suis pressé et que je n’aurai jamais le temps qu’il faut ; je m’habille en toute hâte, comme si le feu était à la maison, mettant mes vêtements au hasard et me lamentant pour une minute perdue. — Quelqu’un qui me verrait croirait que je vais à un rendez-vous d’amour ou chercher de l’argent. — Point du tout. — Je ne sais pas seulement où j’irai ; mais il faut que j’aille, et je croirais mon salut compromis si je restais. — Il me semble que l’on m’appelle du dehors, que mon destin passe à cet instant-là dans la rue, et que la question de ma vie va se décider.

Je descends, l’air effaré et surpris, les habits en désordre, les cheveux mal peignés ; les gens se retournent et rient à ma rencontre, et pensent que c’est un jeune débauché qui a passé la nuit à la taverne ou ailleurs. Je suis ivre en effet, quoique je n’aie pas bu, et j’ai d’un ivrogne jusqu’à la démarche incertaine, tantôt lente, tantôt rapide. Je vais de rue en rue comme un chien qui a perdu son maître, cherchant à tout hasard, très-inquiet, très en éveil, me retournant au moindre bruit, me glissant dans chaque groupe sans prendre souci des rebuffades des gens que je heurte, et regardant partout avec une netteté de vision que je n’ai pas dans d’autres moments. — Puis il m’est démontré tout d’un