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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

manquée ; dont les flèches n’ont pas été au but, qui sont morts avec le mot qu’ils avaient à dire et sans presser la main qui leur était destinée ; c’est à tout ce qui a avorté et à tout ce qui a passé sans être aperçu, au feu étouffé, au génie sans issue, à la perle inconnue au fond des mers, à tout ce qui a aimé sans être aimé, à tout ce qui a souffert et que l’on n’a pas plaint, que je consacrerais mes chants ; — ce serait une noble tâche.

Que Platon avait raison de vouloir vous bannir de sa république, et quel mal vous nous avez fait, ô poëtes ! Que votre ambroisie nous a rendu notre absinthe encore plus amère ; et comme nous avons trouvé notre vie encore plus aride et plus dévastée après avoir plongé nos yeux dans les perspectives que vous nous ouvrez sur l’infini ! que vos rêves ont amené une lutte terrible contre nos réalités ! et comme, durant le combat, notre cœur a été piétiné et foulé par ces rudes athlètes !

Nous nous sommes assis comme Adam au pied des murs du paradis terrestre, sur les marches de l’escalier qui mène au monde que vous avez créé, voyant étinceler à travers les fentes de la porte une lumière plus vive que le soleil, entendant confusément quelques notes éparses d’une harmonie séraphique. Toutes les fois qu’un élu entre ou sort au milieu d’un flot de splendeur, nous tendons le cou pour tâcher de voir quelque chose par le battant ouvert. C’est une architecture féerique qui n’a son égale que dans les contes arabes. Des entassements de colonnes, des arcades superposées, des piliers tordus en spirale, des feuillages merveilleusement découpés, des trèfles évidés, du porphyre, du jaspe, du lapis-lazuli, que sais-je, moi ! des transparences et des reflets éblouissants, des profusions