Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/80

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
74
MADEMOISELLE DE MAUPIN.

— Regarde-moi là-bas un peu, dans ce coin auprès de la cheminée, cette petite femme en rose qui joue avec son éventail : elle te lorgne depuis un quart d’heure avec une assiduité et une fixité tout à fait significatives : il n’y a qu’elle au monde pour être indécente d’une manière aussi supérieure, et déployer une aussi noble effronterie. Elle déplaît beaucoup aux femmes, qui désespèrent de parvenir jamais à cette hauteur d’impudence, mais, en revanche, elle plaît beaucoup aux hommes, qui lui trouvent tout le piquant d’une courtisane. — Il est vrai qu’elle est d’une dépravation charmante, pleine d’esprit, de verve et de caprice — C’est une excellente maîtresse pour un jeune homme qui a des préjugés. — En huit jours elle vous débarrasse une conscience de tout scrupule, et vous corrompt le cœur de manière à ce que vous ne soyez jamais ridicule ni élégiaque. Elle a sur toutes choses des idées d’un positif inexprimable ; elle va au fond de tout avec une rapidité et une sûreté qui étonnent. C’est l’algèbre incarnée que cette petite femme-là ; c’est précisément ce qu’il faut à un rêveur et à un enthousiaste. Elle t’aura bientôt corrigé de ton vaporeux idéalisme : c’est un grand service qu’elle te rendra. Elle le fera du reste avec le plus grand plaisir, car son instinct est de désenchanter des poëtes.

Ma curiosité étant éveillée par la description de de C***, je sortis de ma retraite, et, me glissant entre les groupes, je m’approchai de la dame et je la regardai fort attentivement : — elle pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Sa taille était petite, mais assez bien prise, quoique un peu chargée d’embonpoint ; elle avait le bras blanc et potelé, la main assez noble, le pied joli et même trop mignon, — les épaules grasses et lustrées, peu de gorge, mais ce qu’il y en avait fort satisfaisant