Page:Gautier - Portraits contemporains, 1881.djvu/253

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
243
MARILHAT.

d’hui. Lamartine, Alfred de Musset et de Vigny sont Anglais ; Delacroix est Anglo-Hindou ; Victor Hugo, Espagnol, comme Charles-Quint avec le royaume des Flandres ; Ingres appartient à l’Italie de Rome ou de Florence ; la Grèce réclame Pradier ; Dumas est créole, à part toute allusion de couleur ; Chassériau est un Pelage du temps d’Orphée ; Decamps, un Turc de l’Asie Mineure ; Marilhat, lui, était un Arabe syrien, il devait avoir dans les veines quelque reste du sang de ces Sarrasins que Charles-Martel n’a pas tous tués.

Aussi, lorsque cette occasion se présenta de faire le voyage d’Orient en compagnie de M. Hugel, riche seigneur prussien, Marilhat comprit sa vocation, et l’avenir de son talent fut décidé. Ce voyage fut l’événement capital de sa vie, ou plutôt ce fut sa vie tout entière : l’éblouissement n’en cessa jamais pour lui, et les années qu’il vécut ensuite n’eurent d’autre emploi que de rendre les impressions reçues à cette époque bienheureuse. À part quelques rares études d’arbre qu’il peignait lorsqu’il allait l’été passer cinq ou six semaines chez ses parents en Auvergne, tous ses tableaux ne représentent que des sites et des scènes de l’Orient. Rentré dans les brumes du Nord, il garda toujours dans l’œil le soleil de là-bas. Il s’isola de la nature qui l’entourait, et, malgré les nuages gris, les terrains froids, les hêtres, les frênes et les bouleaux, il fit toujours, avec l’exactitude de la vision rétrospective, s’épanouir l’étoile de feuilles du palmier dans l’implacable azur du ciel égyptien. Il n’aperçut pas le noir fourmillement des bourgeois dans nos rues crottées, il n’entendit pas le tumulte de nos voitures. Pour lui, la foule bigarrée des Fellahs, des Nubiens, des Cophtes, des Nègres, des Turcs, des Arabes, circulait toujours dans le pittoresque dédale du Caire avec ses armes et ses costumes bizarres ; il y avait dans son