Page:Gautier - Portraits contemporains, 1881.djvu/348

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
338
PORTRAITS CONTEMPORAINS.

sophe, un écrivain qui, en deux lignes au bas de ses planches, a écrit plus de comédies, de vaudevilles et d’études de mœurs que tous les auteurs de ce temps-ci ensemble. Gavarni a fait l’esprit de son époque, et presque tous les mots de ces dernières années viennent de lui. Son influence, sans être avouée, a été très-grande ; il a inventé un carnaval plus amusant, plus fantasque et plus pittoresque que le vieux carnaval de Venise. Ses types, qu’on croit copiés, sont créés, et la réalité imita plus tard le dessin. C’est lui qui a fait vivre de la vie de l’art toutes les bohèmes, celle de l’étudiant, celle du rapin, celle de la lorette ; il a montré les fourberies des femmes, les naïvetés terribles des enfants, ce qu’on dit et ce qu’on pense, non pas en sermonneur morose à la façon de Hogarth, mais en moraliste indulgent qui sait la fragilité humaine et lui pardonne beaucoup. Cependant on se tromperait fort si l’on croyait Gavarni seulement gracieux, spirituel, élégant. Ses lorettes vieilles, avec leurs légendes comiquement macabres, atteignent au terrible. Thomas Vireloque, ce haillon déchiqueté à toutes les broussailles, jette de son œil borgne un regard sur la vie et l’humanité, aussi clairvoyant, aussi profond, aussi cynique que Rabelais, Swift ou Voltaire. Des misérables observés dans Saint-Gilles, pendant son séjour à Londres, Gavarni a rapporté d’effrayantes silhouettes, de sinistres fantômes, plus hideux et plus lamentables que les visions du cauchemar.

Sa manière de composer était singulière : il commençait à badiner sur la pierre, sans sujet, sans dessin arrêté ; peu à peu les figures se détachaient, prenaient une existence, une physionomie ; elles allaient et venaient, se livraient à une action quelconque. Gavarni les écoutait, cherchait à deviner ce qu’elles disaient, comme lorsqu’on voit marcher deux inconnus gesticu-