Page:Gautier - Quand on voyage.djvu/68

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

vermeil qui faisait ressembler la manse abbatiale à une châsse d’orfèvrerie, et se changea en un monstrueux tumulus de basalte noir. Les nuages crevèrent, et, sous l’impulsion d’un vent furieux, une neige presque horizontale, aux grains aigus comme des aiguilles et durs comme des grêlons, vint nous fouetter le visage et nous aveugler. Le toit de chaume sous lequel nous nous étions réfugié se hérissait à la rafale comme le poil d’une bête qu’on frotte à rebours, et l’étendue indiscernable disparaissait derrière un rideau de hachures diagonales pareilles à ces traits que la main fiévreuse de l’artiste accumule sur la partie de son dessin qu’il veut sacrifier et repousser dans l’ombre.

Après ce paroxysme de fureur, la tourmente s’apaisa un peu, et nous reprîmes notre place sur la pointe du musoir pour ne pas manquer l’arrivée du mascaret dans le canal du Couesnon. Il était un peu plus de cinq heures, et l’Océan ne paraissait pas s’émouvoir encore ; nous avions beau fixer à l’horizon nos yeux chaussés d’excellentes jumelles, pas la moindre barre, pas le plus léger flocon d’écume ; rien que les lises miroitées de flaques et le clapotis d’une bande de courlieus tout égayés du mauvais temps. Cependant la marée était dans son droit en ne se montrant pas encore, elle ne