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VOYAGE EN ESPAGNE.

un tableau de Goya, d’un grand mérite, sainte Justine et sainte Ruffine, vierges et martyres, toutes deux filles d’un potier de terre, comme l’indiquent les alcarazas et les cantaros groupés à leurs pieds.

La manière de peindre de Goya était aussi excentrique que son talent : il puisait la couleur dans des baquets, l’appliquait avec des éponges, des balais, des torchons, et tout ce qui lui tombait sous la main, il truellait et maçonnait ses tons comme du mortier, et donnait les touches de sentiment à grands coups de pouce. À l’aide de ces procédés expéditifs et péremptoires, il couvrait en un ou deux jours une trentaine de pieds de muraille. Tout ceci nous paraît dépasser un peu les bornes de la fougue et de l’entrain ; les artistes les plus emportés sont des lécheurs en comparaison. Il exécuta, avec une cuiller en guise de brosse, une scène du Dos de Mayo, où l’on voit des Français qui fusillent des Espagnols. C’est une œuvre d’une verve et d’une furie incroyables. Cette curieuse peinture est reléguée sans honneur dans l’antichambre du musée de Madrid.

L’individualité de cet artiste est si forte et si tranchée, qu’il nous est difficile d’en donner une idée même approximative. Ce n’est pas un caricaturiste comme Hogarth, Bamburry ou Cruishanck : Hogarth, sérieux, flegmatique, exact et minutieux comme un roman de Richardson, laissant toujours voir l’intention morale ; Bamburry et Cruishanck si remarquables pour leur verve maligne, leur exagération bouffonne, n’ont rien de commun avec l’auteur des Caprichos. Callot s’en rapprocherait plus, Callot, moitié Espagnol, moitié Bohémien ; mais Callot est net, clair, fin, précis, fidèle au vrai, malgré le maniéré de ses tournures et l’extravagance fanfaronne de ses ajustements ; ses diableries les plus singulières sont rigoureusement possibles ; il fait grand jour dans ses eaux-fortes, où la recherche des détails empêche l’effet et le clair-obscur, qui ne s’obtiennent que par des sacrifices. Les compositions de Goya