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VOYAGE EN ESPAGNE.

ressemblait à s’y méprendre à une respiration humaine.

Un matin, c’était un dimanche, vers quatre ou cinq heures, nous nous sentîmes, tout en dormant, inondés sur nos matelas d’une pluie fine et pénétrante. On avait ouvert les conduits des jets d’eau plus tôt qu’à l’ordinaire, en l’honneur d’un prince de Saxe-Cobourg qui venait visiter l’Alhambra, et qui, disait-on, devait épouser la jeune reine quand elle serait majeure.

À peine étions-nous levés et habillés, que le prince arriva avec deux ou trois personnes de sa suite. Il était furieux. Les gardiens, pour le fêter plus dignement, avaient ajusté à toutes les fontaines des mécanismes et des jeux hydrauliques les plus ridicules du monde. L’une de ces inventions avait la prétention de figurer le voyage de la reine à Valence au moyen d’un petit carrosse en fer-blanc et de soldats de plomb que la force de l’eau faisait tourner. Jugez de la satisfaction du prince à ce raffinement ingénieux et constitutionnel. Le Fray Gerundio, journal satirique de Madrid, persécutait ce pauvre prince avec un acharnement particulier. Il lui reprochait, entre autres crimes, de débattre trop vivement ses comptes de dépenses dans les auberges, et d’avoir paru au théâtre en habit de majo, un chapeau pointu sur la tête.

Une compagnie de Grenadins et de Grenadines vint passer la journée à l’Alhambra ; il y avait sept ou huit femmes jeunes et jolies, et cinq ou six cavaliers. Ils dansèrent au son de la guitare, jouèrent aux petits jeux et chantèrent en chœur, sur un air délicieux, la chanson de Fray-Luis de Léon, qui a obtenu un succès populaire en Andalousie. Comme les jets d’eau étaient épuisés pour avoir commencé trop matin à darder leur fusée d’argent, et que les vasques se trouvaient à sec, les jeunes folles s’assirent en rond sur le rebord d’albâtre de la salle des Deux Sœurs, de manière à former corbeille, et, renversant en arrière leurs jolies têtes, elles reprenaient toutes ensemble le refrain de la chanson.