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VOYAGE EN ESPAGNE.

analogue qu’il ne crut pas devoir me cacher. Le jeune Allemand et Louis s’étaient également cardinalisés ; Romero seul avait gardé son teint de revers de botte, et ses jambes de bronze, quoique nues, n’avaient pas éprouvé la plus petite altération. C’était l’âpreté du froid et la raréfaction de l’air qui nous avaient rougis de cette façon. Monter, ce n’est rien, parce que l’on voit au-dessus de soi, mais descendre avec le gouffre en perspective est une tout autre affaire. Au premier abord, cela nous parut impraticable, et Louis se mit à glapir comme un geai qu’on plume vif. Cependant nous ne pouvions rester perpétuellement sur le Mulhacen, endroit peu habitable s’il en fut, et, Romero en tête, nous commençâmes à descendre. Dépeindre les chemins ou plutôt l’absence de chemins où ce diable d’homme nous fit passer, est impossible sans nous faire accuser de hâblerie ; jamais on n’a disposé pour un steeple-chase une pareille suite de casse-cous, et je doute que les plus hardis gentlemen-riders aient dépassé nos exploits sur le Mulhacen. Les montagnes russes sont des pentes douces en comparaison. Nous étions presque toujours debout sur les étriers et renversés sur la croupe de nos chevaux pour ne pas décrire d’incessantes paraboles par-dessus leur tête. Toutes les lignes de la perspective étaient brouillées à nos yeux ; les ruisseaux nous paraissaient remonter vers leurs sources, les rochers vacillaient et chancelaient sur leurs bases, les objets les plus éloignés nous paraissaient à deux pas, et nous avions perdu tout sentiment de proportion, effet qui se produit dans les montagnes, où l’énormité des masses et la verticalité des plans ne permettent plus d’apprécier les distances par les moyens ordinaires.

Malgré tous ces obstacles, nous arrivâmes à Grenade sans que nos montures eussent fait le moindre faux pas ; seulement, elles ne possédaient plus à elles toutes qu’un seul fer. Les chevaux andalous, et ceux-ci étaient cependant des rosses authentiques, n’ont pas leurs pareils pour