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Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/268

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VOYAGE EN ESPAGNE.

bizarrement sur la route que nous suivions, et produisaient des effets d’optique singuliers. Nous entendions tinter dans le lointain, comme des notes d’harmonica, les sonnettes des ânes partis en avant avec nos bagages, ou quelque mozo de mulas chanter des couplets d’amour avec ce son guttural et ces portements de voix toujours si poétiques, la nuit, dans les montagnes. C’était charmant, et l’on nous saura gré de rapporter ici deux stances probablement improvisées, qui nous sont restées gravées dans la mémoire par leur gracieuse bizarrerie :

 
Son tus labios dos cortinas
De terciopelo carmesi ;
Entre cortina y cortina,
Niña, dime que sí.

Atame con un cabello
A los bancos de tu cama,
Aunque el cabello se rompa
Segura esta que me vaya.

Tes lèvres sont deux rideaux
De velours cramoisi ;
Entre rideau et rideau,
Petite, dis-moi oui.

Attache-moi avec un cheveu
Au bois de ton lit,
Et quand même le cheveu se romprait,
Sois sûre que je ne m’en irai pas.


Nous eûmes bientôt dépassé Cacin, où nous traversâmes à gué un joli torrent de quelques pouces de profondeur, dont les eaux claires papillotaient sur le sable comme des ventres d’ablettes, et se précipitaient comme une avalanche de paillettes d’argent sur le penchant rapide de la montagne.

À partir de Cacin la route devint horriblement mauvaise. Nos mules avaient des pierres jusqu’au ventre et des aigrettes d’étincelles à chaque pied. Nous montions, nous descendions, côtoyant les précipices, traçant des zigzags et des diagonales, car nous étions dans les Alpujarras, inaccessibles solitudes, chaînes escarpées et farouches, d’où les Mores, à ce que l’on dit, ne purent jamais être complétement expulsés et où vivent, cachés à tous les yeux, quelques milliers de leurs descendants.

À un tournant de la route, nous eûmes un instant de belle frayeur. Nous aperçûmes, à la faveur du clair de