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VOYAGE EN ESPAGNE.

pold Robert, ce Raphaël des paysans, soit mort si jeune et n’ait pas fait le voyage d’Espagne.

En errant à travers les rues, nous débouchâmes sur la place du marché. Il faisait nuit. Les boutiques et les étalages étaient éclairés par des lanternes ou des lampes suspendues, et formaient un charmant coup d’œil tout étoilé et tout pailleté de points brillants. Des pastèques à l’écorce verte, à la pulpe rose, des figues de cactus, les unes dans leur capsule épineuse, les autres déjà écalées, des sacs de garbanzos, des oignons monstrueux, des raisins couleurs d’ambre jaune à faire honte à la grappe rapportée de la terre promise, des guirlandes d’aulx, de piments et autres denrées violentes, étaient pittoresquement entassés. Dans les passages laissés entre chaque marchand, allaient et venaient les paysans poussant leurs ânes, les femmes traînant leurs marmots. J’en remarquai une d’une beauté rare, avec des yeux de jais dans un ovale de bistre, et sur les tempes, des cheveux plaqués, luisant comme deux coques de satin noir ou deux ailes de corbeau. Elle marchait sérieuse et radieuse, les jambes sans bas, son charmant pied nu dans un soulier de satin. Cette coquetterie du pied est générale en Andalousie.

La cour de notre auberge, arrangée en patio, était ornée d’une fontaine entourée d’arbustes sur lesquels vivait un peuple de caméléons. Il serait difficile d’imaginer un animal plus bizarrement hideux. Figurez-vous une espèce de lézard ventru, de six à sept pouces plus ou moins, avec une gueule démesurément fendue, qui darde une langue visqueuse, blanchâtre, aussi longue que le corps, des yeux de crapaud à qui l’on marche sur le dos, saillants, énormes, enveloppés d’une membrane, et d’une indépendance complète de mouvement ; l’un regarde le ciel et l’autre la terre. Ces lézards louches, qui ne vivent que d’air, au dire des Espagnols, mais que j’ai parfaitement vus manger des mouches, ont la propriété de changer de couleur, selon le lieu où ils se trouvent. Ils ne deviennent pas subitement