Aller au contenu

Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/364

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
358
VOYAGE EN ESPAGNE.

sions un pas vers la mère patrie ; et, si dégagé que l’on soit de préjugés nationaux, il est difficile de se défendre d’un peu de chauvinisme si loin de son pays. En Espagne, la moindre allusion à la France me rendait furieux, et j’aurais chanté gloire, victoire, lauriers, guerriers, comme un comparse du Cirque-Olympique.

Tout le monde était sur le pont, allant, venant, faisant des signes d’adieu aux canots qui retournaient à terre ; moi, qui ne laissais sur le rivage aucun regret, aucun souvenir, je furetais dans les coins et les recoins du petit univers flottant qui devait me servir de prison pendant quelques jours. Dans le cours de mes investigations, je rencontrai une chambrette remplie d’une grande quantité d’urnes de faïence d’une forme intime et suspecte. Ces vases peu étrusques me surprirent par leur nombre, et je me dis : « Voilà un chargement des moins poétiques ! Ô Delille, pudique abbé, roi de la périphrase, par quelle circonlocution aurais-tu désigné dans ton alexandrin majestueux cette poterie domestique et nocturne ? » À peine avions-nous fait une lieue, que je compris à quoi servait cette vaisselle. De tous les côtés, l’on criait : Me mareo ! le cœur me manque ! des citrons ! du rhum ! du vinaigre ! des sels ! Le pont offrait le spectacle le plus lamentable ; les femmes, si charmantes tout à l’heure, verdissaient comme des noyés de huit jours. Elles gisaient sur des matelas, des malles, des couvertures, dans un oubli complet de toute grâce et de toute pudeur. Une jeune mère qui allaitait son enfant, saisie du mal de mer, avait négligé de refermer son corsage et ne s’en aperçut que lorsque nous eûmes dépassé Tarifa. Un pauvre perroquet, atteint aussi dans sa cage, et ne comprenant rien aux angoisses qu’il éprouvait, débitait son répertoire avec une volubilité éplorée la plus comique du monde. J’eus le bonheur de n’être pas malade. Les deux jours passés sur le Voltigeur m’avaient sans doute acclimaté. Mon camarade, moins heureux que moi, fit le plongeon dans l’intérieur du navire, et ne reparut qu’à