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Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/367

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VOYAGE EN ESPAGNE.

peine l’aperçoit-on. Rien ne la prépare, rien ne la motive, elle ne se relie à aucune chaîne ; c’est un monolithe monstrueux lancé du ciel, un morceau de planète écornée tombé là pendant une bataille d’astres, un fragment du monde cassé. Qui l’a posée à cette place ? Dieu seul et l’éternité le savent. Ce qui ajoute encore à l’effet de ce rocher inexplicable, c’est sa forme : l’on dirait un sphinx de granit énorme, démesuré, gigantesque, comme pourraient en tailler des Titans qui seraient sculpteurs, et auprès duquel les monstres camards de Karnak et de Giseh sont dans la proportion d’une souris à un éléphant. L’allongement des pattes forme ce qu’on appelle la pointe d’Europe ; la tête, un peu tronquée, est tournée vers l’Afrique, qu’elle semble regarder avec une attention rêveuse et profonde. Quelle pensée peut avoir cette montagne à l’attitude sournoisement méditative ? Quelle énigme propose-t-elle ou cherche-t-elle à deviner ? Les épaules, les reins et la croupe s’étendent vers l’Espagne à grands plis nonchalants, en belles lignes onduleuses comme celles des lions au repos. La ville est au bas, presque imperceptible, misérable détail perdu dans la masse. Les vaisseaux à trois ponts à l’ancre dans la baie paraissent des jouets d’Allemagne, de petits modèles de navires en miniature, comme on en vend dans les ports de mer ; les barques, des mouches qui se noient dans du lait ; les fortifications même ne sont pas apparentes. Cependant, la montagne est creusée, minée, fouillée dans tous les sens ; elle a le ventre plein de canons, d’obusiers et de mortiers ; elle regorge de munitions de guerre. C’est le luxe et la coquetterie de l’imprenable. Mais tout cela ne produit à l’œil que quelques lignes imperceptibles qui se confondent avec les rides du rocher, quelques trous par lesquels les pièces d’artillerie passent furtivement leurs gueules de bronze. Au moyen âge, Gibraltar eût été hérissé de donjons, de tours, de tourelles, de remparts crénelés ; au lieu de se tenir au bas, la forteresse eût escaladé la montagne et se