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VOYAGE EN ESPAGNE.

vent se procurer des places de sombra (places à l’ombre) aiment encore mieux cuire tout vifs sur les gradins au soleil que de manquer une course. Il est de rigueur, pour les gens qui se piquent d’élégance, d’avoir leur loge aux Taureaux, comme à Paris, une loge aux Italiens.

Quand je débouchai du corridor pour m’asseoir à ma place, j’éprouvai une espèce d’éblouissement vertigineux. Des torrents de lumière inondaient le cirque, car le soleil est un lustre supérieur qui a l’avantage de ne pas répandre d’huile, et le gaz lui-même ne l’effacera pas de longtemps. Une immense rumeur flottait comme un brouillard de bruit au-dessus de l’arène. Du côté du soleil palpitaient et scintillaient des milliers d’éventails et de petits parasols ronds emmanchés dans des baguettes de roseau ; on eût dit des essaims d’oiseaux de couleurs changeantes essayant de prendre leur vol : il n’y avait pas un seul vide. Je vous assure que c’est déjà un admirable spectacle que douze mille spectateurs dans un théâtre si vaste que Dieu seul peut en peindre le plafond avec le bleu splendide qu’il puise à l’urne de l’éternité.

La garde nationale à cheval, qui est fort bien montée et fort bien habillée, faisait le tour de l’arène, précédée de deux alguazils en costume, panache et chapeau à la Henri IV, justaucorps et manteau noirs, bottes à l’écuyère, et chassait devant elle quelques aficionados obstinés et quelques chiens retardataires. L’arène demeurée vide, les deux alguazils allèrent chercher les toreros, se composant des picadores, des chulos, des banderilleros et de l’espada, principal acteur du drame, qui firent leur entrée au son d’une fanfare. Les picadores montaient des chevaux dont les yeux étaient bandés, parce que la vue du taureau pourrait les effrayer et les jeter dans des écarts dangereux. Leur costume est très-pittoresque : il se compose d’une veste courte, qui ne se boutonne pas, de velours orange, incarnat, vert ou bleu, chargée de broderies d’or ou d’argent, de paillettes, de passequilles, de franges, de boutons en