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VOYAGE EN ESPAGNE.

tarda pas à rayer sa peau noire de filets rouges ; elle s’arrêta incertaine quelques instants, puis fondit avec un redoublement de rage sur le second picador posté à quelque distance.

Antonio Rodriguez lui donna un bon coup de lance qui ouvrit une seconde blessure tout à côté de la première, car l’on ne doit piquer qu’à l’épaule ; mais le taureau revint sur lui tête baissée et plongea sa corne tout entière dans le ventre du cheval. Les chulos accoururent, secouant leur cape, et l’animal stupide, attiré et distrait par ce nouvel appât, se mit à les poursuivre à toutes jambes ; mais les chulos, mettant le pied sur le rebord dont nous avons parlé, sautèrent légèrement par-dessus la barrière, laissant l’animal fort étonné de ne plus rien voir.

Le coup de corne avait fendu le ventre du cheval, en sorte que ses entrailles se répandaient et coulaient presque jusqu’à terre ; je crus que le picador allait se retirer pour en prendre un autre : pas le moins du monde ; il lui toucha l’oreille pour voir si le coup était mortel. Le cheval n’était que décousu ; cette blessure, quoique affreuse à voir, peut se guérir ; on remet les boyaux dans le ventre, on y fait deux ou trois points, et la pauvre bête peut servir pour une autre course. Il lui donna un coup d’éperon, et fut, avec un temps de galop de chasse, se replacer plus loin.

Le taureau commençait à comprendre qu’il n’y avait guère que des coups de lance à gagner du côté des picadores, et sentait le besoin de retourner au pâturage. Au lieu d’entrer sans hésitation, après un élan de quelques pas, il retournait à sa querencia avec une imperturbable opiniâtreté ; la querencia, en termes de l’art, est un coin quelconque de la place que le taureau se choisit pour gîte, et auquel il revient toujours après avoir donné la cogida ; la cogida se dit de l’attaque du taureau, et la suerte de l’attaque du torero, qui se nomme aussi diestro.

Une nuée de chulos vint agiter devant ses yeux leurs