Page:Gauvreau - Au bord du Saint-Laurent, 1923.djvu/77

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humeur chagrine, la société des hommes ne lui allait pas. Aux approches du printemps, on le voyait jeter au fleuve un regard d’impatience. Oh ! s’il eut tenu dans ses robustes mains le soleil d’avril trop lent à fondre les glaces et à briser les entraves qui retiennent la mer captive, comme il lui aurait donné plus de vigueur et d’activité. Il lui aurait pour ainsi dire communiqué l’ardeur de ses désirs, et le marin joyeux aurait monté son bâtiment dès les premiers jours d’avril.

Mais coursier indompté, il lui fallait ronger son mors et savoir attendre l’heure désirée. Sonnait-elle cette heure, que le vieux devenait plus humain, plus tendre. Sa voix prenait une douceur inaccoutumée en parlant de la mer et de son bateau, fin voilier solide à la lame et qui avait fait ses preuves aux jours de bourrasque sur le fleuve. Il avait des tendresses de femme pour ces choses-là ; ses entrailles se sentaient remuées agréablement en présence de ces deux faits : le printemps qui libérait le fleuve, et son bateau tout prêt, qui ne demandait plus qu’un dernier coup de pinceau, un rayon de soleil caressant et une douce brise pour prendre la haute mer.

C’est peut-être triste à dire, mais l’égoïsme brutal s’implante un peu partout et ses ravages sont souventes fois incalculables. À l’horizon de combien de vies ne voit-on pas se lever ce pâle soleil de l’égoïsme qui jette sur le monde, comme au sein des familles, des rayons maudits qui font germer les désespoirs et les désillusions. Combien de pères égoïstes ne songent qu’à eux et relèguent à l’arrière-plan ces êtres qu’ils ont forcés de naître ! Oui, il en est, il s’en trouve de ces hommes-là, et le monde va son chemin sans plus s’occuper d’eux que si rien n’était.

On s’accoutume, voyez-vous, aux infirmités morales comme aux défauts physiques, et les hommes peu indulgents d’ordinaire, le sont pour ces misères morales qu’ils coudoient un peu partout : peut-être parce qu’ils sentent en eux le germe de cette même maladie qui tue les affections et brise bien des vies.

Le Père H* qui n’était pas un gâté de la nature, mais bien plutôt un élève de la misère et des durs labeurs, ne connaissait pas ce que c’était que d’avoir du cœur. Il ne sacrifiait rien à