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Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 1.djvu/138

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précipitamment du sucre dans son café pour éviter de regarder sa femme en face, il crut voir du coin de l’œil qu’elle l’observait fixement. Au lieu de chiffonner la lettre il la remit soigneusement dans l’enveloppe et la glissa dans sa poche.

Chose assez difficile à expliquer, il fut charmant ce soir-là.

Cette lettre folle, cette Amanda qu’il ne se rappelait pas le moins du monde, faisaient naître en lui les plus riantes idées. Il était en quelque sorte flatté qu’on ne crut pas le mauvais sujet tout à fait mort en lui, et il éprouvait un véritable plaisir à être vertueux, se sentant sous la main un moyen de ne plus l’être.

« Je n’irai certes pas à ce rendez-vous, se disait-il, mais enfin si j’étais un autre homme !… Il y en a peu qui résisteraient à un moment de folie… Ce n’est même pas un moment de folie, c’est un moment de gaieté qu’il faut dire. Après tout, pourquoi se laisser éteindre ? Ah ! si je n’avais pas un ange pour femme ! Elle ne s’en doute pas, la pauvre mignonne ! » Il la regardait, penchée sur la tapisserie, et ne disant mot.

« Elle ne se doute de rien… si je voulais ! »

Il se leva d’un air gaillard et marcha de long en large dans le salon, tout en fredonnant, avec la satisfaction de quelqu’un qui est armé jusqu’aux dents et qui se dit : « Si je ne tue personne, c’est uniquement parce que je suis bon ; on ne se doute pas combien je suis bon. » Il se sentait en ce moment-là une véritable supériorité.

« Comme tu travailles avec ardeur ce soir, ma chère ! c’est très-gentil ce dessin-là, le filet noir fait bien au milieu du rouge, il fait très-bien ce filet noir ; » et il ajoutait à part lui : « Ce qu’il y a de particulier, c’est que je ne me rappelle pas cette Amanda. C’est absurde, cette lettre, » et il chantonnait : « Absurde… surde… surde. » Il était heureux comme un roi.

Le lendemain matin la première pensée qui lui vint à l’esprit fut celle de ce dîner, et, tout en déjeunant, il ne put s’empêcher d’expliquer à Louise ce qu’est un vrai filet chateaubriand bien cuit.

« En voulez-vous manger ce soir ? j’en ferai faire un.

— Non, pas ce soir. Je parle de cela, mais je n’en ai point envie ; d’ailleurs, ce soir, cela n’est pas possible. » Il avait plaisir à mettre le pied sur la pente du talus, persuadé qu’il ne glisserait pas.

« Que ferez-vous donc ce soir ?

— Je ne t’ai donc pas dit cela ?… J’ai rencontré Paul Y***, excellent garçon, qui m’a invité à dîner pour ce soir. Son frère revient du