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— Ah ! voilà qui est bien ; peut-être vais-je trouver de ce côté la porte par laquelle je veux vous faire pénétrer dans le malheur qui ronge cette vie que vous trouvez si heureuse. Dites-moi, avez-vous jamais fait avec cet ami, qui mange de l’argent, ce qu’on appelle un dîner de grisettes ?

— Certainement, plus d’un, et d’assez bons.

— Voici mon affaire ; car il est impossible que ceci ne vous soit point arrivé. La grisette que vous avez menée au Rocher de Cancale ou chez Douix a commandé le dîner ; elle a consulté d’abord la carte par le côté droit, c’est-à-dire par la colonne des chiffres, et elle a demandé, non pas ce qu’elle aimait, mais ce qui lui a paru devoir être le meilleur parce que c’était le plus cher ?

— Sans doute, cela m’est arrivé, et je n’oublierai jamais de ma vie un dîner de cet hiver, composé de quinze francs de radis, de soixante francs d’asperges et quarante-cinq francs de fraises avec un faisan et un homard.

— C’était tout ?

Ah ! ma foi, je ne me rappelle pas tous les accessoires, et les vins, et les liqueurs ; enfin cela monta, pour quatre, à cent écus.

— Comment ! et dans ce somptueux dîner il ne s’est pas trouvé un petit article bizarre, en désaccord avec le reste ?

Si, par Dieu ! et même quelque chose d’assez plaisant. Imaginez-vous que nos deux grisettes, après avoir goûté à toutes ces excellentes choses, ont fini par demander un morceau de petit salé avec des choux.

Allons donc, nous y voilà. Eh bien ! mon cher voisin, cette belle et célèbre Débora est dans la position de vos grisettes ; sa gloire, sa fortune, son amour, ce sont les asperges, les fraises et le homard de vos dîneuses ; avec ces mets elles mouraient de faim, avec ces avantages magnifiques elle meurt d’ennui.

— Ah bah ! » fit Marc-Antoine.

Puis il ajouta, en riant par avance de l’esprit qu’il allait faire :

« Mais ne peut-elle pas, comme les grisettes, se donner son petit salé et ses choux ?

Ah ! c’est que c’est ici que la différence commence ; c’est ici que se trouve la nuance bizarre, étrange, insaisissable, et cependant profonde, qu’il y a entre Débora et les femmes dont je vous parlais. Ce n’est pas comme chez Mme de Montès une lutte entre elle et le monde