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sités. Loin de perdre la tête, Léocadie se roidit contre la tempête et parvint presque à la dominer. Elle avait reçu une éducation à la fois solide et brillante ; elle se fit institutrice, elle ne refusa aucun travail, elle donna des leçons de tout. Elle vivait ainsi dans une médiocrité laborieuse, quand se déclara sa vocation pour le théâtre. Elle abandonna dès lors ses leçons pour se livrer à l’étude approfondie de son art. Il y a une volonté de fer dans cette frêle enveloppe. Depuis plus d’une année, elle eût pu débuter sur une des scènes de Paris ; elle a le courage de résister à cette tentation, et se contente de jouer de loin en loin en province pour s’exercer et reconnaître ainsi ses forces sans se compromettre sur le terrain définitif de la lutte. Elle ne veut paraître à Paris qu’avec éclat. C’est en vain que ses ressources s’épuisent, elle persiste, et rien n’ébranle son courage. Ajoute à cela que le lâche abandon de son mari lui a donné un tel mépris pour l’humanité, qu’elle s’est juré de tout faire plutôt que de remettre jamais son sort entre les mains d’un homme quel qu’il soit. Mes prières…

— Pardon si je t’interromps, dis-je à René ; mais nous voici place Louvois, et j’aperçois tout autour une guirlande d’écriteaux ; c’est bien le diable si je ne trouve pas dans tout cela mon affaire. Cela m’irait assez, une place : on n’a pas de vis-à-vis, on est plus chez soi. Par où vais-je commencer ?

Par ici, me dit René en m’indiquant un écriteau. La maison est supportable : il n’y a pas de cour, tous les appartements doivent donner sur le devant ; au moins tu verras clair. Allons, fais vite, et appelle-moi de là-haut par une fenêtre si l’affaire s’arrange. J’allume un cigare, et quand tu descendras je te dirai le reste, c’est-à-dire mes projets pour l’avenir ; quant au passé, tu sais à peu près tout : ce n’est pas long à dire, le bonheur sans tache. »

VI

J’avais à peine fait quelques pas sous la porte cochère de la maison que m’avait désignée René, que le portier sortit de sa loge comme un dogue de sa niche.

Je n’ai point oublié le superbe regard que jeta sur moi ce personnage quand je lui demandai à visiter le petit appartement qu’il avait à louer au quatrième.