Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 1.djvu/219

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« C’est égal, ce serait bon de grimper un peu et d’être quelque chose faute d’avoir pu être quelqu’un.

« C’est comme toi, monsieur Hector, tu pourrais te redresser si tu voulais ; tu chantes pas mal, va, et tu es si drôle ! Si l’argent du jeune René pouvait nous servir à remonter sur nos bêtes, le René aurait eu sa raison d’être. Car, quant à thésauriser, ni moi ni toi nous n’y parviendrons. Voyons, veux-tu travailler ? veux-tu trimer pour de bon ? Je travaillerai et je trimerai. Je t’offre des maîtres. Tu es si jeune, mon gros Totor ! ça me tracasse pour toi dix fois plus que pour moi, l’idée d’un mauvais avenir. Les chutes des femmes, ça n’étonne personne, il y a toujours quelqu’un qui les ramasse, ne fut-ce que pour les porter à l’hôpital ; mais un homme dans le ruisseau, je ne peux pas voir ça. Il n’y a pas assez d’excuses. Va voir un chanteur ; j’irai, moi, chez M. Samson ! Est-ce que tu veux passer ta vie à érailler ta voix dans la fumée ? Ce serait donc pour finir, comme les aveugles, par chanter sur les ponts avec un caniche pour caissier ? Oui, travaillons, et comme ça mon philosophe en sera arrivé à ses fins, il m’aura fait du bien. Pauvre garçon, son intention est bonne ; mais qu’est-ce que tu veux ? l’amour qu’on ne partage pas, ça rend féroce. On tuerait un homme comme un poulet pour s’épargner un regard tendre, et les trois quarts du temps on aimerait mieux des coups qu’une caresse.

« La singulière chose que les jeunes gens d’aujourd’hui ! Ils n’étaient tout de même pas comme ça avant les glorieuses. Qu’est-ce qu’ils ont donc mangé pendant les trois jours ? Il n’y en a pas un qui laisse les femmes tranquilles. Voilà le sixième qui veut me sauver ! Est-ce qu’on leur donne des médailles ?

« Et quelle jolie manière ils ont de le faire, notre salut ! Entre nous, excepté la musique, qui vaut mieux, la chanson est la même, et cela ressemble comme deux gouttes d’eau, leur procédé, au procédé par lequel on nous perdait avant la révolution. Malgré ça, ce petit imbécile de René m’attendrit avec ses systèmes sur nous autres. Je ne sais pas si c’est sur les nerfs ou sur autre chose que ça me tape ; mais ça m’agace, ce qu’il me récite. Le fait est qu’on devrait bien s’occuper de notre sort dans les gouvernements, et ne pas nous abandonner uniquement à la charité des gens vicieux. Naître sur le trottoir et y mourir, ça peut passer : mais y chercher à dîner… c’est roide ! Est-ce que ce n’est pas terrible de penser que s’il n’y avait que des sages dans les rues, il n’y aurait pas moyen d’exister ?