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comprend pas. — Toutes ces aventures et toutes ces fantaisies se rattachent par mille fils imperceptibles aux coulisses de la vie parisienne. Vous jouez, par exemple la Dame aux Camellias, devant l’élite de Troyes ou de Carcassonne. — « Qu’est-ce ? disent ces messieurs et ces dames. Il y aurait donc, au compte de M. l’auteur, des femmes sans nom, sans titre et sans qualification possible, qui seraient les reines d’une société chimérique ? — C’est pour elles que les fleurs les plus rares poussent l’hiver sous un soleil artificiel. — C’est pour elles que le lapidaire taille les plus beaux diamants ; — elles vivent dans le luxe et elles attendent au pied des autels de Vénus qu’un marquis ou un actionnaire vienne les épouser ? — Mais nous ne sommes pas aveugles et nous savons bien comment les choses se passent. — Une femme qui a des diamants, c’est la femme du préfet. — Une femme qui roule carrosse, c’est la femme du receveur général. — Nos fils s’oublient quelquefois avec des couturières, mais sous aucun prétexte ils ne les épousent. — Allez conter cela à d’autres. »

C’est bien pis encore quand on montre au provincial Marco, la fille de marbre. D’abord, il ne comprend pas que Raphaël, qui est le plus fort, ne donne pas, de quart d’heure en quart d’heure, une forte raclée à mademoiselle Marco ; — ce qu’il comprend encore moins, ce sont les mœurs de ce M. Raphaël, lestement installé dans les pantoufles et la robe de chambre du protecteur de Marco. « Si de pareilles mœurs existaient, se dit le provincial, il faudrait mettre ce M. Raphaël sur le gril, comme on fait tous les jours pour des jeunes gens qui l’ont moins mérité. — Mais ces mœurs n’existent pas. — C’est une invention de l’auteur ; — l’auteur est bête ; — l’auteur m’ennuie. »

Voilà pourquoi le public est rare en province ; — c’est qu’il ne peut prendre qu’un très-médiocre intérêt à vos aventures de boudoir et de coulisses, lui qui vit en famille, à ces peintures sataniques d’un monde exceptionnel et souterrain qui creuse son lit fangeux sous la société légale. — Ce monde que nous montrait hier le théâtre de la Gaîté, le provincial ne le soupçonne pas ; — le provincial fait tous les soirs un piquet à deux sous avec le premier commis de l’octroi, et il ne s’est jamais aperçu que son adversaire eût biseauté les cartes.

Dors donc, naïve province, dors du sommeil de l’innocence, et laisse les Parisiens s’amuser à leur façon et se contempler trois ou quatre fois par semaine dans le miroir de la comédie.