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blait à un homard passant du bleu au rouge. Je fis le mari couleur pomme-d’amour peu mûre, et la femme d’un gris-perle tout à fait mélancolique, dans le genre des peintures d’Overbeck et de Cornélius. Ce teint parut peu les flatter, mais ils furent contents de ma manière de peindre, et ils dirent à l’auteur de mes jours : « Au moins monsieur votre fils étale-t-il bien sa couleur et ne laisse-t-il pas un tas de grumeaux dans son ouvrage. » Il fallut me contenter de ce compliment assez maigre ; pourtant j’avais représenté fort exactement la verrue de M. Crapouillet et les trous de petite vérole qui criblaient son aimable visage ; on pouvait distinguer dans l’œil de madame la fenêtre d’en face avec ses portants, ses croisillons et ses rideaux à franges. La fenêtre ressemblait beaucoup.

Ces portraits eurent un véritable succès dans le monde bourgeois ; on les trouvait très-unis et faciles à nettoyer avec de l’eau secondé. Le courage me manque pour énumérer toutes les caricatures sérieuses auxquelles je me livrai. Je vis des têtes inimaginables, groins, mufles, rostres, empruntant des formes à tous les règnes, principalement à la famille des cucurbitacées ; des nez dodécaèdres, des yeux en losange, des mentons carrés ou taillés en talon de sabot ; une collection de grotesques à faire envie aux plus ridicules poussahs inventés par la fantaisie chinoise.

Je fus à même d’étudier tout ce que laisse de trivial, de laid, d’épaté et de sordide, sur un visage humain, l’habitude des pensées basses et mesquines. La nuit je me dédommageais de ces horribles travaux, dont ceux qui les ont faits peuvent seuls soupçonner les nausées, en dessinant à la lampe des sujets ascétiques traités à la manière allemande, et entremêlés de pantalons mi-partis, de lapins blancs et de bardane.

rencontre.

Un soir j’entrai, près de l’Opéra, dans un divan où se réunissaient des artistes et des littérateurs ; on y fumait beaucoup, on y parlait davantage. C’étaient des figures toutes particulières : il y avait là des peintres à tous crins, d’autres rasés en brosse comme des cavaliers et des