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« Soit, direz-vous, que l’homme d’esprit cherche fortune ailleurs. Ce n’est pas un malheur pour un garçon de mérite que de n’avoir point à vivre avec des gens qui ne sauraient le comprendre. »

Je serais de votre avis, lecteur spirituel, si à côté du régiment, que dis-je ! de l’innombrable armée des sots, se trouvait seulement un bataillon de gens d’esprit tout prêts à recevoir les nouvelles recrues et à leur donner un ordinaire supportable. Mais ce bataillon, où est-il ?

Avec tout leur esprit, les gens d’esprit ne sont pas jusqu’ici parvenus à le former. La majorité a toujours détesté les corps d’élite et la grande armée dont je parlais tout à l’heure a toujours pris soin de faire avorter dans leur germe les tentatives faites pour constituer parmi nous ce qu’on eût pu appeler le corps ou la corporation des gens d’esprit. En voulez-vous une preuve ? Voyez notre Académie : du génie, de la science, de la pensée, du talent, de l’éloquence, du mérite tant qu’on voudra ; mais le fauteuil de l’esprit proprement dit, le tapissier de l’Académie ne l’a pas encore fabriqué.

L’homme d’esprit, dans notre société, n’est donc par le fait qu’un tirailleur réduit souvent à la maraude et dont le sort est d’être tué presque toujours, sans que personne y prenne garde, dans quelque combat d’avant-poste.

Je n’exagère point, et, si l’on me montre, dans quelque situation très en vue, un petit nombre d’hommes d’esprit exceptionnellement arrivés, je dirai que ce n’est certes point à cause de leur esprit, mais malgré leur esprit, que ceux qu’on prétend m’opposer ont obtenu de s’égaler au commun de nos grands hommes politiques, par exemple. J’en appelle sur ce point aux cinq ou six hommes vraiment spirituels, — je dis spirituels dans le sens français, dans le sens gaulois de ce mot, — qui, depuis trente ans, ont occupé accidentellement quelques places sur les banquettes du char de l’État. Est-ce en faisant briller ou en assourdissant le feu de leur lanterne qu’ils sont venus à bout d’y monter ?

De ce que c’est un obstacle à la fortune, dans notre société française, d’être un homme d’esprit, il s’ensuit tout naturellement que n’avoir pas d’esprit est un joli capital pour un débutant.

Ces deux phénomènes s’expliquent l’un par l’autre, et chacun par ses contraires.

Les gens que l’homme d’esprit effraye, ceux qui resserrent leurs rangs à sa vue : le commerçant un peu encroûté, le banquier sans génie,