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qu’on le suppose, ne sera jamais qu’un homme d’esprit manqué. « Eh quoi ! me dira-t-on, ce fripon célèbre, ce fripon merveilleux, ce fripon illustre qui a tenu la France en éveil pendant vingt ans, il n’a pas d’esprit, celui-là ? »

À quoi on me permettra de répondre que l’homme qui n’a pas eu l’esprit de n’être pas un fripon n’est qu’un sot.

L’esprit qui n’a pas le consentement des honnêtes gens et l’approbation des esprits élevés n’est pas l’esprit. L’esprit ne commence que là où il fait rêver les sots et pâlir les méchants. Hors de là, tout ce que l’on appelle esprit n’est que mirage et apparence. Le plus beau feu d’artifice ne fera jamais l’ouvrage du soleil.

Il est un moyen, toutefois, pour l’homme d’esprit de reprendre le rang qui lui est dû dans notre société française, s’il a le cœur ferme aussi bien qu’il a l’œil pénétrant. Ce moyen, le voici : il faut qu’acceptant la situation d’isolement qui lui est faite au milieu des intérêts de tous, il se fasse résolûment le spectateur et le juge de cette société qui le trouve inutile. Il faut que, s’armant d’une plume comme d’un fouet, il entre à la suite de Rabelais, de Montaigne, de Charron, de Voltaire, de la Bruyère, de la Rochefoucauld ou de Chamfort au service de la moralité publique.

Pour peu que cette détermination soit servie par le talent, les mains jusque-là fermées pour lui ne tarderont pas à se rouvrir. Cela s’explique : mieux vaut encore tendre les bras que le dos à un homme dont la tâche est désormais de frapper.

Aussitôt donc que les sots s’aperçoivent que, dans cette main qu’on croyait si futile, une plume a le piquant d’une épée et qu’un mot tombé de cette bouche rieuse est capable de faire, comme la balle d’une arme à feu, un trou aux peaux les plus dures, le respect fait place au dédain et c’est à qui saluera le plus bas cette force hier méconnue.

Les arts et les lettres, voilà le refuge, voilà le port obligé de l’homme d’esprit qui ne sait pas transiger et qui ne veut pas mettre son esprit dans sa poche. Port étroit, fécond en naufrages, mais en naufrages glorieux. Bien mourir ne vaut-il pas mieux que mal vivre ?

Non, il n’est pas d’alternative, non, il n’est pas deux professions pour l’homme d’esprit. Il faut qu’il écrive. Celui qui n’écrit pas est une sentinelle sans fusil. Celui qui écrit, au contraire, si humble que soit la table qui porte sa plume et son papier, a une part de souveraineté ici-